dimanche 27 février 2011

La stratégie du choc. La montée d’un capitalisme du désastre. /par Onno Maxada




Le dernier livre de Naomi Klein montre pourquoi les crises ne sont pas des périodes de trêve mais plutôt des moments charnières pendant lesquels les peuples doivent être extrêmement vigilants et se préparer à une lutte féroce face à des néolibéraux passés maîtres dans l’art de manipuler les populations déboussolées.

Après nous avoir fait vibrer avec l’aventure des usines autogérées argentines (The Take) et mis à nu les rouages de l’invasion publicitaire et des délocalisations (No Logo), Naomi Klein poursuit sa réflexion sur les évolutions du néolibéralisme et explore les liens entre violence physique, politique et économique dans le système capitaliste contemporain. Dans sa ligne de mire, le "capitalisme du désastre", qu’elle juge particulièrement dangereux puisqu’il se développe et se renforce au gré des catastrophes (financières, écologiques, guerrières…). Un livre à mettre en toutes les mains, particulièrement en période de crise.
Les deux docteurs chocs
La stratégie du choc s’ouvre sur deux figures, qui servent de fil rouge à l’ensemble du livre. Le premier de ces personnages est Ewen Cameron (1901-1967), un psychiatre dont les travaux, financés par les CIA, ont permis d’élever la torture au rang de véritable science. A force d’expériences (sur des sujets non consentants), Cameron met à jour le principe de la torture moderne : si on parvient à mettre un individu dans un état de choc tel qu’il régresse à l’état infantile, il est possible d’en extirper tout ce qu’on veut. Le psychiatre pense même pouvoir totalement remodeler les individus en effaçant leur mémoire. Pour y parvenir, il a notamment recours aux électrochocs, aux drogues et aux privations sensorielles visant à faire du sujet un étranger au monde qui l’entoure et à lui-même. Si la quête du scientifique est un échec fracassant (ses patients sont tellement brisés qu’il est impossible de les remodeler), les techniques développées s’avèrent très utiles pour la CIA, qui les reprend dans le KUBARK, un manuel destiné à former des générations d’interrogateurs consciencieux et efficaces à travers le monde "libre".
Le deuxième personnage clef est Milton Friedman (1912-2006), professeur d’économie au sein de la Chicago School of Economics. Comme Ewen Cameron mais dans un autre domaine, il développe une théorie du choc. Celle-ci prône le désengagement de l’Etat de la sphère économique de façon à laisser librement fonctionner les mécanismes du marché. En d’autres termes, il se fait l’avocat d’un capitalisme sauvage en totale rupture avec les théories keynésiennes et tiers-mondistes très populaires dans les années 1950 et 1960. Dans le contexte de la Guerre Froide, son intransigeance lui permet de bénéficier du soutien de grandes compagnies américaines intéressées par le développement d’une contre-offensive idéologique, particulièrement sur le continent sud-américain.
La naissance sanglante de la contre-révolution libérale
Grâce au travail de déstabilisation menée par la CIA, les théories de Cameron et de Friedman peuvent être mises en pratique conjointement. C’est d’abord le cas en Indonésie, lorsque Suharto prend le pouvoir (1965-1967) en éliminant physiquement les opposants de gauche et en donnant les rênes de l’économie à des libéraux formés dans les universités américaines. Le même scénario se répète ensuite au Chili (1973), où la CIA prépare simultanément une offensive militaire, idéologique et économique pour mettre à mort le Chili d’Allende. L’opération se solde par un nouveau « succès » grâce à trois chocs successifs : le choc du coup d’Etat, le choc des réformes économiques et le choc de la torture des opposants.
Tout au long des années 1970, en Amérique du Sud, les Etats-Unis mettent au pouvoir des juntes militaires qui appliquent les recettes néolibérales issues de l’école de Chicago. Exemple des liens étroit entre l’école et les dictatures, Milton Friedman écrit à Pinochet et lui rend visite pour lui prodiguer ses conseils. Ces politiques économiques ont des effets catastrophiques sur les populations (explosion des inégalités, chute vertigineuse du pouvoir d’achat, chômage, durcissement des conditions de travail, destruction de la protection sociale, etc.) mais celles-ci sont trop terrorisées pour réagir. C’est donc grâce aux assassinats, à la torture, au Plan Condor et autres dispositifs répressifs que les politiques économiques ont pu être mises en œuvre.
Le fait que la terreur soit la clef de voûte de la conversion des pays d’Amérique Latine au libéralisme est un démenti cinglant de l’idée selon laquelle le libre marché et la liberté des individus vont de pair. Au contraire, en pratique, le néolibéralisme passe par le renversement des régimes démocratiques et l’élimination des idéologies concurrentes [1]. La torture et l’élimination des opposants sont soutenues par le patronat et les multinationales comme Ford, Mercedes-Benz, Chrysler ou Fiat. Les patrons vont jusqu’à ouvrir des centres de torture dans les locaux des usines et embaucher des tortionnaires privés. L’objectif de la répression est aussi bien d’éliminer les opposants que de donner un signal à ceux qui seraient tentés de résister.
Bien que la violence politique et le programme économique aient fait partie d’un seul et même projet, l’idéologie néolibérale a réussi la prouesse de se présenter comme déconnectée des crimes. Les activistes des droits de l’homme ont leur part de responsabilité dans cette situation : ils se sont focalisés sur les violations des droits de l’homme sans jamais s’interroger sur les raisons qui conduisaient à ces atrocités. Le contexte de la Guerre Froide ainsi que le rôle de la Fondation Ford, principale financeur d’un grand nombre d’associations et fortement compromise avec les régimes d’Amérique Latine et d’Indonésie y est pour beaucoup. Naomi Klein tire de cette expérience une conclusion radicale : tout activisme qui se veut apolitique est condamné à l’échec. Les tortures et les massacres sont présentés comme une violence aveugle, irrationnelle, alors qu’ils sont toujours la preuve qu’un pouvoir cherche à imposer par la force une situation qui est rejetée par une grande partie de la population. Du fait de l’incapacité des défenseurs des droits de l’homme à désigner les coupables, l’école de Chicago a pu continuer à étendre son rayonnement.
Survivre à la démocratie, un arsenal de lois
Du fait de leur très grande impopularité, les politiques néolibérales sont plus faciles à appliquer dans les dictatures que dans les démocraties. Pourtant, à partir du début des années 1980, la contagion néolibérale s’étend à des pays comme les Etats-Unis (Reagan élu en 1981) et le Royaume-Uni (Margaret Thatcher élu en 1979). Naomi Klein analyse les conditions qui ont permis à Thatcher de se maintenir au pouvoir malgré l’hostilité d’une part croissante de la population à l’encontre de ses politiques. En 1982, la dirigeante britannique est sauvée d’une débâcle électorale grâce à la guerre des Malouines. Faisant vibrer la fibre nationaliste toujours très sensible en période de conflit armé, elle remporte les élections et lance dans la foulée une série de privatisations d’une incroyable brutalité. Les syndicalistes, qualifiés « d’ennemis de l’intérieur », sont matés par la violence, le recours à l’espionnage, etc. C’est donc grâce à une crise exceptionnelle (la guerre des Malouines) que le régime s’est sauvé.
Milton Friedman en tire immédiatement les conséquences et écrit : "Seule une crise – réelle ou perçue comme telle – produit un vrai changement. Quand cette crise survient, les actions qui sont prises dépendent des idées qui trainent. C’est, je crois, notre fonction de base : développer des alternatives aux politiques existantes, les maintenir en vie et disponibles jusqu’à ce que ce qui était politiquement impossible devienne politiquement inévitable" [2]. A partir de ce moment, les crises deviennent un élément clef de la stratégie des néolibéraux.

La Bolivie offre un bon exemple de ces développements. En 1985, ce pays avec une solide culture de gauche, doit faire face à une crise économique sévère marquée par l’hyperinflation [3]. Pour y faire face, le président fraîchement élu élabore dans le plus grand secret un plan de réformes économiques en tous points contraire à son programme électoral. Il est aidé en cela par Jeffrey Sachs, un économiste américain partisan de la thérapie de choc. Jouant de l’effet de surprise, le président fait passer toutes les réformes en une seule fois, par décret. Face à la colère des Boliviens, il proclame l’état de siège, fait enlever et emprisonner les opposants et réprime les manifestations par la violence. Désorienté par l’hyperinflation, la trahison de ses élites et la répression, le peuple s’incline. Dans le même temps, la presse internationale salue l’exemple bolivien et construit le mythe d’une révolution libérale dans dans le respect des formes démocratiques.
La Bolivie n’est pas la seule à faire face à des difficultés économiques sérieuses dans les années 80. De nombreux pays du sud sont dans la même situation et doivent assumer l’héritage économique catastrophique léguée par les dictatures (achat d’armes, corruption), faire face à l’explosion des taux d’intérêt de la dette (choc de Vocker), et subir les effets provoqués par la libéralisation du marché des capitaux. Celle-ci rend en effet les chocs plus fréquents. De plus, les politiques néolibérales des dictatures, notamment la stratégie de spécialisation, ont accru la dépendance de ces pays. Ces difficultés frappent de nouveaux régimes démocratiques fragiles, toujours sous la surveillance des militaires et de Washington.
Ces pays sont, de fait, contraints de se tourner vers le Fond Monétaire International (FMI) et la Banque Mondiale, deux institutions noyautées par les disciples de Milton Friedman et imposant un package comprenant à la fois des mesures contre l’inflation et des politiques de dérèglementation et de privatisation des économies nationales. C’est grâce à cette stratégie que le « capitalisme du désastre » a continué à progresser, crise après crise.
Perdu dans la transition
A partir de la fin des années 1980, l’histoire s’accélère et de nombreux pays changent de régime politique et de mode de fonctionnement. A chaque fois, les tenants de la thérapie de choc économique parviennent à imposer leurs vues, bien qu’ils utilisent des moyens différents pour y parvenir. Ainsi, en Pologne, Solidarité gagne les élections en 1988 sur la base d’un programme favorable aux travailleurs et disposant de leur soutien actif. Cependant, face aux grandes difficultés économiques héritées du régime précédent et compte tenu de l’absence de soutien des pays occidentaux, les leaders de Solidarité – conseillé par l’artisan de la théorie de choc en Bolivie - font le choix du libéralisme sauvage. Ce choix s’avère politiquement fatal : les réformes économiques en l’absence de répression conduisent Solidarité à une cuisante défaite électorale. Néanmoins, le mal est fait, les entreprises occidentales engrangent d’énormes bénéfices aux dépends du peuple polonais.
La Chine se montre également intéressée par les idées de Milton Friedman. Celui-ci est invité par les autorités chinoises à plusieurs reprises pour soutenir le processus de réformes libérales amorcé par Deng Xiaoping. Ce processus fait alors face à une opposition croissante des étudiants comme des travailleurs, qui culmine en 1989. Contrairement aux médias occidentaux qui voudraient présenter les manifestations de la Place Tienanmen uniquement comme une révolte pour la démocratie politique, Naomi Klein montre que les manifestants protestaient aussi contre les conséquences des réformes libérales enclenchées : la baisse des salaires, l’augmentation des prix, les licenciements et le chômage. La répression terrible qui a suivi à permis le passage en force d’un nombre encore plus important de réformes et fait de la Chine un paradis pour les multinationales.
En Afrique du Sud, pendant la transition vers la démocratie, l’ANC fait des concessions sur le plan économique (dettes, traités internationaux, banque centrale indépendante, accord couteux concernant les retraites, etc.) qui, une fois le parti au pouvoir, l’empêchent de mener ses politiques. Mise sous pression par les marchés financiers, les mains liées par des accords iniques et désemparé face à la vague de fond néolibérale à l’échelle mondiale, Tabo Mbeki élabore dans le plus grand secret un programme économique néolibéral afin de rendre l’Afrique du Sud plus attractive pour les investisseurs. Le résultat de ce programme est affligeant pour l’ANC.
En Russie, le néolibéralisme s’impose grâce à une série de chocs. Le premier est la dissolution de l’URSS grâce aux manœuvres de Eltsine qui obtient des pouvoirs spéciaux pour réformer l’économie du pays pendant un an (il gouverne par décrets). Cette situation permet un deuxième choc : la thérapie de choc économique. Enfin, après un an de pouvoirs spéciaux et des résultats catastrophiques pour la population, le parlement refuse de renouveler les pouvoirs de Eltsine et conduit au troisième choc. Le président russe donne l’assaut au parlement, fait tirer sur les manifestants, suspend la constitution et dissout les assemblées élues. Une fois de plus, le néolibéralisme s’impose par la violence.
Pour ceux qui en doutaient encore, l’expérience russe montre la vraie nature du capitalisme. En effet, l’écroulement de l’URSS décomplexe totalement les néolibéraux en leur donnant le sentiment qu’il n’y a plus de menace d’un système économique différent. La célèbre théorie de la "fin de l’Histoire" développée par Fukuyama va dans ce sens. Il n’est donc pas surprenant qu’à partir de ce moment, les économistes néolibéraux discutent de l’intérêt de créer des crises, éventuellement de donner l’impression qu’il y a des crises pour pouvoir faire passer des réformes. Le FMI joue d’ailleurs parfois le rôle de pompier pyromane en manipulant les statistiques pour générer des crises et imposer ses réformes, comme ce fut par exemple le cas à Trinidad et Tobago.
La déconfiture des Tigres et des Dragons asiatiques lors de la crise financière de 1997 offre une nouvelle illustration du cynisme néolibéral. Alors que de l’économie de certains de ces pays étaient à genoux, provocant la souffrance des populations (vagues de suicides collectifs, explosion de la prostitution, etc.), les pays Occidentaux n’ont rien fait pour les aider et ont profité des difficultés pour racheter les compagnies locales à bas prix et éliminer la concurrence. Dans le même temps, le FMI imposait son programme classique de réformes structurelles et aggravait encore un peu plus la situation. Les pays frappés par la crise ne s’en sont toujours pas remis à en juger par le niveau de la pauvreté, les taux de suicides, la prostitution et la montée de la xénophobie et autres extrémismes religieux.
La montée du complexe du capitalisme du désastre
Les évolutions du capitalisme décrites plus haut prennent un tour encore plus menaçant avec l’arrivée au pouvoir de l’administration Bush. Cette dernière rend en effet possible l’ascension de ce que Naomi Klein nomme le complexe du capitalisme du désastre en référence au complexe militaro-industriel décrit en son temps par Eisenhower. Le complexe du capitalisme du désastre est défini comme "une guerre globale combattue à chaque niveau par des sociétés privées dont l’implication est payée par l’argent public avec le mandat perpétuel de protéger la patrie étasunienne en éliminant tout le "Mal" à l’étranger" [4]. La montée en puissance de ce nouveau complexe a été rendu possible à la fois par la réforme du mode de fonctionnement des armées (explosion de la sous-traitance) et la signature de contrats couvrant tous les frais des sociétés de sous-traitance en garantissant des profits en sus, sans limitation de montant (autrement dit, plus ces sociétés dépensent, plus elles gagnent d’argent).
Avec la "Guerre contre la Terreur", les dépenses d’argent public à destination des sociétés privées spécialisées dans la sécurité explosent (rien qu’en 2003, l’administration Bush a dépensé 327 milliards de dollars en contrat avec des compagnies privées [5]). Ces développements vont de pair avec la mise en place d’une société de surveillance (caméras, programmes de data-mining pour mieux fliquer la population, etc.) désastreuse pour les libertés individuelles. La "Guerre contre la Terreur" est une "guerre totalement privatisée" construite pour ne pas avoir de fin.
Naomi Klein estime que pendant longtemps, les guerres menées par les Etats-Unis étaient autant de moyens d’arriver à créer un environnement propice à la création de profits. La nouveauté aujourd’hui, c’est que la guerre et les désastres sont devenus des fins en soi. Les capitalistes du désastre font leurs choux gras avant, pendant et après les catastrophes (par exemple, ils préparent les guerres, les conduisent et s’occupent aussi de la reconstruction, s’assurant des profits pharamineux à tous les stades). Cette situation est rendue possible grâce aux liens très étroits qui unissent les membres du gouvernement et les multinationales (les gouvernants de l’administration Bush étaient souvent des hommes clefs au sein de ces sociétés). Au final, en plaçant la recherche du profit au-dessus de tout, le néolibéralisme conduit inévitablement à un corporatisme. Pourquoi les élites politiques ne chercheraient-elles pas elles aussi à s’enrichir ?
Irak : le surchoc
Avec l’invasion de l’Irak l’administration Bush effectue un retour aux techniques ayant fait le "succès" de la croisade pour le marché libre dans les années 1970 (Argentine, Chili, etc.) pour créer un nouvel Irak : populations terrorisées, déluge de feu et d’acier, destruction de l’identité et de la mémoire du pays au travers du pillage de ses musées et enfin mise en vente à bas prix des richesses nationales. L’opération est baptisée à juste titre "Choc et effroi".
Une fois le pays envahi, Paul Bremer, administrateur de l’Irak a eu pour tâche principale de privatiser l’économie et les ressources naturelles de sorte que les futurs gouvernements irakiens soient contraints de respecter des contrats signés avant leur arrivée. Par ailleurs, les sommes colossales allouées à la reconstruction ont été dépensées en contrats passés avec des sociétés américaines sans volonté réelle de redresser l’économie irakienne. Les sociétés en question ont en effet sous-traité les tâches à d’autres, qui ont à leur tour sous-traité, etc. Une fois les poches des intermédiaires bien remplies, il ne restait plus rien ou presque pour les Irakiens. Nombre de sociétés américaines ont fini par quitter l’Irak sans livrer les infrastructures et les services pour lesquelles elles avaient été payées. Cette "forme modernisée du pillage" a alimenté la résistance des Irakiens, donc la répression, et fait sombrer encore un peu plus le pays dans la violence, l’extrémisme religieux et le communautarisme.
Au final, l’Irak montre on ne peut plus clairement à quoi conduit le complexe du capitalisme du désastre : une guerre menée pour le profit, une politique économique de privatisations massives s’accompagnant de la généralisation de la torture et un pays désintégré. Le tout s’appuie sur un recours généralisé à la sous-traitance, y compris pour mener la guerre et torturer les civils. On compte ainsi 48 000 mercenaires en Irak, soit le deuxième contingent de soldats derrière l’armée américaine et plus que tous les autres membres de la coalition réunis.
La zone verte mobile
Tout comme il a conduit à diviser Bagdad en une zone verte ultra-sécurisée pour les élites et une zone rouge ultra-dangereuse pour le reste de la population, le complexe du capitalisme du désastre contribue à construire un monde d’apartheid accroissant toujours plus le fossé entre les riches et les pauvres. Par exemple, le tsunami en Asie du Sud-Est lui a permis de "nettoyer" les plages du Sri Lanka de ses campements de pêcheurs pour les réserver aux professionnels du tourisme qui ont pu y implanter leurs hôtels. Ce qui était impossible du fait de la résistance des pêcheurs a été réalisable grâce au tsunami et à "l’aide" internationale. Des expériences similaires d’instrumentalisation de la catastrophe pour déplacer des populations considérées comme gênantes ont également eu lieu en Thaïlande, aux Maldives et en Indonésie, avec des conséquences sociales et politiques désastreuses.

Même chose à la Nouvelles Orléans après les ravages de l’ouragan Katrina. Grâce à un programme clef en main, les néolibéraux ont pu imposer leur agenda face à une population traumatisée : licenciement des fonctionnaires, destruction des logements sociaux, mise à mort des structures publiques pour remplir les caisses de sociétés privées recourant largement à la sous-traitance. A terme, le sabotage des services publics va conduire de plus en plus de riches à vouloir s’isoler dans des zones vertes totalement administrées par des compagnies privées, laissant leurs compatriotes plus pauvres souffrir dans les zones rouges (de fait, Naomi Klein signale que c’est déjà le cas dans les banlieues fortunées d’Atlanta par exemple).
Si de plus en plus de riches sont prêts à envisager un monde de zones vertes et de zones rouges, c’est parce qu’il n’y à plus de contradiction entre la prospérité des affaires d’une part et la violence et l’instabilité d’autre part. Pour preuve, les guerres sont accueillies positivement par les multinationales, qui voient en elles des sources de profits immenses. Les désastres militaires, économiques ou financiers n’ont même pas à être volontairement déclenchés : le système économique et politique y conduit naturellement. Pour une part croissante du monde économique, la recherche de solutions empêchant les désastres de se produire n’est donc pas favorable aux affaires. C’est par exemple le cas en Israël, où le marché de la sécurité est devenu un pilier de la croissance économique. Si la peur et la violence créent sans cesse de nouveaux marchés juteux, on aurait tort de s’en priver.
Le choc s’efface
Si le livre de Naomi Klein fait froid dans le dos, l’auteur choisit néanmoins de conclure sur une note positive. Elle insiste sur le fait que le choc est par définition un état passager. Au niveau des pays, il peut être suivi du pire (profonde défiance vis-à-vis des politiques et développement du fanatisme religieux, du racisme, etc.) comme du meilleur (une croyance renouvelée dans la force de la démocratie). Les pays d’Amérique Latine sont actuellement dans le deuxième cas et développent de nouvelles formes de solidarités de façon à se passer du FMI et de la Banque Mondiale. Autre point positif, les deux institutions précédemment citées sont de plus en plus considérées comme des parias alors que de son côté, l’OMC est en panne.
Il y a choc lorsque les événements s’enchaînent rapidement sans qu’on puisse les analyser. C’est ce qui rend les populations vulnérables. Modestement, le livre de Naomi Klein nous aide à comprendre et nous rend donc plus forts en supprimant l’effet de surprise qui a fait le succès des néolibéraux. L’auteur évoque d’autres pistes de résistance : la vigilance, la mémoire individuelle et collective, la solidarité et le refus de laisser à d’autres le soin de s’occuper de nos affaires. En réparant soi même les dégâts d’une catastrophe, non seulement on surmonte le choc plus rapidement mais on se donne également des moyens de négocier dans les rapports de forces qui ne manquent pas de surgir. En d’autres termes, les crises ne sont pas période de trêve mais plutôt des moments charnières pendant lesquels les peuples doivent être extrêmement vigilants et se préparer à une lutte féroce contre les forces néolibérales.

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