dimanche 30 janvier 2011
LA RÉVOLUTION DÉVOYÉE
LA RÉVOLUTION DÉVOYÉE
Houcine BARDI
« Il fait une révolution parce que cet Etat est trop puissant, mais le résultat est de le rendre plus rationnel, plus commode, plus utile, plus utilisable : alors l’homme ne souffre plus. Il accepte, ô combien, cette autorité maintenant qu’elle est devenue plus rationnelle et que les faux plis, faux pas, arbitraires des fonctions ont pour un temps disparu. Alors l’Etat peut reprendre sa marche en avant dans la conquête de la société, de l’homme. Jusqu’à une autre crise provenant de nouvelles incommodités ou impuissances…»
J. ELLUL, Autopsie de la révolution, p. 191.
Les événements se succèdent à un rythme déconcertant en Tunisie. Après le départ, le 14 janvier 2011, du dictateur Ben Ali et sa famille mafieuse, emportant dans leur fuite poltronne une bonne partie (une tonne et demie !) de la réserve en or de la Banque Centrale de Tunisie, on assiste actuellement à une opération planifiée visant à étouffer l’élan vital du peuple tunisien, qu’on qualifierait, sans risque d’exagération, de tentative d’Interruption Forcée de la Révolution. Comme lorsqu’une jeune femme, belle et libre, subit l’avortement imposé par les siens pour sauver la fausse vertu de la tribu « déshonorée ».
Vous vous rappelez tous le « coup d’état chirurgical » —comme disaient avec emphase les chiens de garde du régime défait— qui a permis au dictateur déchu de s’imposer à la tête de l’État, une certaine nuit du 6 /7 novembre 1987, en hypothéquant, 23 ans durant, le changement profond tant espéré par les tunisiens.
Une manœuvre encore plus pernicieuse est à l’œuvre aujourd’hui en Tunisie. Elle vise, mutatis mutandis, à rabaisser le plafond des revendications populaires, en arguant du désordre qui guette, du populisme menaçant, des extrémismes qui pointent, et en substituant la « goule » de l’intégrisme islamiste que brandissait, naguère, systématiquement l’ancien régime (pour faire peur à tout le monde et empêcher ainsi le changement) par l’épouvantail de l’armée « s’apprêtant à s’emparer du pouvoir à tout moment ».
Le prétendu « Gouvernement d’Union Nationale » est une énorme supercherie qui abrite en son sein les forces de résistance rétrograde de l’ancien régime despotique. Les partis d’opposition ultra-légitimistes (ATTAJDID et le PDP) sont en train de participer de cette entreprise (le FDTL, à son honneur, a refusé de participer à cette grotesque mise en scène à laquelle l’UGTT avait déjà opposé une fin de non-recevoir). Ils commettent, ce faisant, une grossière et inexcusable faute politique (et non une simple erreur !) en continuant de s’agripper à cet ersatz de GUN, contre la nette volonté populaire réclamant l’extirpation du RCD du paysage politique tunisien.
Ces partis auxquels échoient des strapontins vermoulus dans la formation gouvernementale actuelle, espèrent sans doute « cueillir », un tant soit peu, les « fruits politiques de la révolution », pour « bien se positionner » dans la perspective des prochaines élections législatives et présidentielle. Foutaises, leur dira-t-on. Celui qui engrangera « la mise », n’en déplaise à messieurs CHEBBI et AHMED IBRAHIM, n’est autre que le RCD défait dominant —contre toute logique et attente— ce gouvernement fantoche de désunion nationale, de la tête aux pieds.
On veut nous faire croire que ce qui importe c’est le résultat [À titre d’exemple voir la déclaration pathétique de M. CHEBBI (PDP) à sa sortie du 1er conseil des ministres du GUN, ainsi que ses innombrables autres interventions télévisées ; il ne passe pratiquement pas un jour sans que ce ministre n’intervienne sur les chaines nationales ou satellitaires ; l’homme s’est érigé en super-défenseur têtu et acharné du GUN —un porte-parole bis autoproclamé—, à telle enseigne que l’on s’interroge quel temps lui reste-t-il pour l’exercice de sa fonction ministérielle !] Ils veulent dire par là, la réalisation des réformes politiques dont le pays a urgemment besoin, abstraction faite de ceux qui les conduisent. Nous leur répondons fermement : celui qui peut le plus peut le moins ; le peuple tunisien qui a réussi à faire fouir lâchement le dictateur sanguinaire, est aussi bien capable de mettre en mouvement —à travers ses ressources humaines présentes entre autres au sein même des ministères— les réformes dont la Tunisie a grandement besoin, et de contraindre démocratiquement au silence le rassemblement inconstitutionnel despotique (RCD) en tant qu’instrument coercitif ayant systématiquement servi les choix liberticides et criminels de l’ordre dictatorial. Faire appel, ou pire encore se soumettre docilement à l’état de fait imposé par les caciques du régime dictatorial, qui se sont —comme par l’effet du Saint Esprit— convertis, en l’espace d’une nuit, en « moteurs du changement », équivaut à offrir aux vaincus de l’ancien régime, un canot de sauvetage (une sorte de Radeau de la Pieuvre) leur permettant de se recycler à bon compte au sein de l’ordre démocratique naissant et, par là-même, voler (qui veut dire au sens juridique : la soustraction frauduleuse des biens d’autrui) au peuple les fruits de son labeur révolutionnaire.
Sous d’autres cieux où l’honneur aurait encore un sens, (on pense particulièrement au Japon) ces vaincus de la dictature se seraient tout bonnement fait hara-kiri. Mais l’honneur ne s’acquiert pas. Ceux qui en sont intrinsèquement dépourvus disparaitront sans en connaître jusques même la signification…
Ceci participe, à nos yeux, d’une conception générale renvoyant à une nécessaire moralisation / « éthicisation » de la vie politique tunisienne. Ceux qui ont pratiqué —directement ou indirectement y compris à travers le silence coupable— le mensonge érigé en système de gouvernement ; l’usurpation permanente de la souveraineté populaire ; le pillage et le crime politique organisé, durant presque un quart de siècle, sont à tout jamais discrédités aux yeux des tunisiens et ne pourront en aucun cas se reconvertir, après coup, pour se farder des vertus de la réforme. Leur chef de bande criminelle, se terrant actuellement chez ses amis saoudiens, s’y est essayé, en vain, lors de ses télévisuelles élégies pré-funèbres.
En un mot, il s’agit tout simplement d’être pour ou contre l’assainissement de la vie publique et de l’espace politique tunisiens. C’est la condition sine qua non d’une réelle réhabilitation de la/du politique dans notre pays. Nous ne sommes certainement pas de l’avis de Saint Just qui avait prôné : « Pas de liberté pour les ennemis de la liberté ». Cependant, nous défendrons jusqu’au bout et de toutes nos forces le droit du peuple tunisien à préserver les acquis de sa révolution, et à se prémunir contre toutes les tentatives de confiscation et d’appropriation au rabais, d’où qu’elles viennent, du RCD comme des partis dits de l’opposition démocratique.
La phase actuelle est une phase d’affirmation des objectifs révolutionnaires. Personne ne peut dénier au peuple tunisien la légitimité d’une pareille posture. Essayer d’imposer aux vrais acteurs de la révolution, à peine affranchis de la dictature, une sorte de course contre-la-montre pour la constitution d’un gouvernement de recyclage profitant essentiellement aux vaincus est, disons-le clairement et sans le moindre détour, on ne peut plus criminel eu égard à la chance inouïe qui s’offre à notre peuple d’obtenir ce dont il a toujours rêvé d’avoir, dès avant même l’indépendance : la liberté.
Un peuple qui a enduré le despotisme notamment au cours des deux dernières décennies, a le droit de se hâter lentement dans la construction de son ordre démocratique nouveau. Un lent processus d’appropriation des espaces publics est indispensable pour faire dégager les visées profondes de la volonté populaire. En d’autres termes, la formation structurée de l’opinion publique doit « prendre son temps » pour se constituer et prendre forme sans avoir à se soucier de qui « expédie » les réformes politiques urgentissimes s’imposant à tous. Or, l’actuel gouvernement (GUN), de par le passé dictatorial notoire et insultant de la majorité écrasante de ses membres, s’est ostensiblement érigé en obstacle sur le chemin de cette construction qui devrait, en principe, s’opérer dans la confiance. Comme le rappelle à juste titre le Dr BEN JAAFAR (FDTL) « On ne fait pas du neuf avec du vieux » (L’Humanité, 21/01/11).
Les réformes dont il s’agit [entres autres : reconnaissance des partis interdits, levée des interdits sur la liberté de la presse et des médias, amnistie générale, réforme du code électoral, de la loi sur les partis et leur financement, de la loi sur les associations, indemnisation des familles des martyrs, etc.] constituent les préalables nécessaires à l’instauration du régime démocratique, lequel ne pourra prendre corps que dans la mesure où le débat argumentatif (rationnel) puisse se déployer pleinement et librement dans des espaces publics pluralistes (démocratiques) débouchant sur le choix d’une majorité parlementaire librement et démocratiquement choisie par des électeurs avertis…
L’obstination du GUN (dans sa composition majoritairement RCDiste précédemment évoquée) à vouloir se maintenir contre la volonté populaire est en train de faire perdre au peuple tunisien un temps extrêmement précieux, et le fait dévier délibérément des tâches fondamentales qu’il est appelé à réaliser. Ce succédané à la Kerenski (la réédition de l’histoire sous forme de farce) est désormais L’obstacle majeur sur la voie de la construction démocratique viable et durable en Tunisie. Sa chute est par conséquent le préalable à tout processus démocratique authentique dans notre pays.
La question à laquelle on se propose d’apporter des éléments de réponse est la suivante : qu’est-ce qui fait se maintenir en place ce gouvernement impopulaire, non représentatif et non légitime ?
Il convient tout d’abord de poser ceci : le GUN a pour tâche —non dite, il va de soi— de mettre rapidement un terme à l’effervescence révolutionnaire, de manière à ce que les acquis et les transformations profondes, notamment politiques, que pourrait réaliser le peuple tunisien, ne puissent pas déstabiliser la région (Maghreb), voire même tout le monde arabe. Il faut que la « parenthèse » révolutionnaire se referme le plus rapidement possible, sans trop de dégâts pour les « régimes modérés » (sic) et sans perte significative d’influence pour les américains et leurs alliés.
La notion de plafond des exigences révolutionnaires nous aidera à comprendre les vrais enjeux géostratégiques qu’implique la révolution tunisienne.
C’est un lieu commun que d’affirmer que les revendications populaires atteignent un niveau très élevé pendant les périodes révolutionnaires. Lorsque les États suivent le cours de leur évolution normale, les revendications économiques, sociales ou politiques, sont presque toujours « restreintes ». Elles peuvent porter sur des augmentations de salaires ou des aides sociales, le retrait d’une loi ou le changement de la position gouvernementale par rapport à telle ou telle question, l’exigence du départ d’un ministre, etc.
Ces revendications sont dites restreintes parce qu’elles ne remettent pas radicalement en cause le statu quo, les équilibres en présence. L’outil dont disposent les sociétés démocratiques, pour sanctionner « sévèrement » les échecs gouvernementaux est, soit le vote majoritaire contre les sortants, soit l’abstention massive. Les manifestations dans la rue, même avec des millions de participants (la réforme sur les retraites…) ne semblent pas avoir une réelle incidence quant à l’infléchissement significatif des politiques impopulaires menées par des majorités issues d’élections démocratiques. Cette sanction ne devient « efficace » que lorsqu’elle aboutisse au changement de majorité, ou l’élection d’un président issu de l’opposition.
Dans les périodes révolutionnaires, les masses opèrent un renversement des rapports de force qui fait littéralement exploser les cadres habituels de la revendication parcellaire et restreinte. Les gouvernants n’étant plus en mesure de maintenir l’ordre établi contesté par la majorité, un changement de régime s’impose et avec lui les règles du jeu politique, de la répartition des richesses, etc. généralement pour tendre vers plus d’égalité, de liberté, de justice et de démocratie…
Le plafond des exigences révolutionnaires est le plus souvent fixé pendant la destruction de l’ancien régime, dans le feu de l’action d’anéantissement. En effet, c’est à ce moment-là que la rupture s’accomplit de la manière la plus nette en opposant frontalement à l’ordre ancien les mots d’ordre (ce concentré de revendications radicales) résumant les aspirations des révoltés. Lesquelles aspirations ont été, en Tunisie, quasiment les mêmes que celles scandées dans pratiquement toutes les précédentes révolutions qu’a connues l’humanité : justice sociale, dignité, liberté notamment politique, égalité, rejet de la corruption, rejet de la dictature, rejet du parti unique (de fait en Tunisie), etc.
Nous sommes là au faîte d’un projet de refondation globale. Les peuples ont, en effet, cycliquement besoin de se régénérer en s’injectant du « sang neuf » dans le corps social, leur permettant de s’immuniser contre les dangers qui les menacent en permanence et qui ont pour noms : l’injustice, le despotisme, la dictature, l’oppression, l’exploitation, etc. De même qu’elles en ont besoin pour affronter l’avenir de plus en plus complexe et réinventer les conditions de possibilité d’un vivre en commun plus humain et plus juste.
Pour résumer la précédente digression, nous dirions qu’il y a une différence de nature entre un gouvernement résultant d’élections concurrentielles organisées dans le cadre du jeu démocratique ordinaire, et un gouvernement qui serait issu d’une révolution. La « feuille de route » de ce dernier est incomparablement plus évoluée, plus exigeante et plus contraignante.
Arrivé à ce niveau de notre analyse, une question subsidiaire se pose : où en sont les « partis gouvernementalistes » (PDP, ATTAJDID) de ces exigences révolutionnaires au plafond exceptionnellement élevé ?
Précisons au préalable que ces deux partis, au même titre d’ailleurs que tous les autres partis politiques tunisiens, (pour des raisons très complexes irréductibles à la seule donne oppressive imposée par la dictature) ne sont pas au vrai sens du mot des partis de gouvernement. La « gouvernementalité » suppose, en effet, outre un programme d’actions cohérent, la présence (au sein des partis qui y aspirent) d’hommes d’État, de responsables, de cadres et de techniciens qui ont une réelle maitrise (ou du moins une connaissance suffisante) des rouages de l’appareil étatique, et qui seraient en mesure de gérer rationnellement les affaires de la cité à tous les niveaux (socio-économiques, politiques, culturels, diplomatie et affaires étrangères, etc.). Pour le dire très rapidement, ces deux partis (au même titre d’ailleurs que les autres composantes de l’opposition tunisienne) ne sont pas outillés pour exercer le pouvoir. Nous ne portons pas, en disant cela, un jugement de valeur sur cette incapacité, et nous irons jusqu’à concéder à ceux qui s’en prévalent, que la gouvernance est tributaire d’un apprentissage, non seulement en fréquentant les grandes écoles (telle que l’ENA), mais également en « fréquentant » les gouvernements… sans pour autant que l’on nous fasse forcément admettre que « le métier de coiffeur s’apprend en confiant les têtes des orphelins aux apprentis-coiffeurs » (proverbe dialectal tunisien voulant dire que c’est toujours au détriment des plus faibles que les forts acquièrent et se prévalent de leur force)
Ceci étant dit, revenons à la manière dont les « partis gouvernementalistes » ont appréhendé les exigences révolutionnaires des tunisiens, non sans rappeler au passage que leur rôle dans la chute du dictateur a été quasiment insignifiant (en comparaison, par exemple, avec celui joué par la centrale syndicale UGTT ou l’Ordre National des Avocats).
Ces partis ont accouru à l’appel des survivants du régime défait, en charge de la composition du GUN (gouvernement d’union nationale), avec une rapidité qui laisse, le moins que l’on puisse dire, pantois. Comme si en dehors de GHANNOUCHI (premier ministre) point de salut, et au-delà du RCD le néant.
On ne s’attardera pas sur ce que d’aucuns qualifieraient de « soif maladive de pouvoir » pour expliquer cette galopade ubuesque…
Ces partis qui, comme on vient de le rappeler, se trouvent être dépourvus des compétences indispensables à l’exercice concret du pouvoir ; dépourvus également de la moindre assise sociale pouvant leur fournir le soutien dont ils auraient besoin en cas de négociation ou de mise en jeu des rapports de force… décident quand même de se maintenir dans une formation gouvernementale dont le chef n’est autre que le premier ministre du dictateur, qui plus est entouré de non moins de treize ministres issus du RCD (le parti unique de fait du dictateur déchu), dont les ministères de souveraineté sont détenus par des figures emblématiques de la dictature… et, « la cerise sur le gâteau », en l’absence de la seule organisation pouvant prétendre à une représentativité populaire significative, l’UGTT à laquelle est venu « s’arrimer » le FDTL, lesquels ont refusé de participer à cet ersatz de « gouvernement d’union nationale ». Sans compter bien évidemment les partis et associations relégués par l’ordre dictatorial en marge de la légalité.
Nous nous sommes précédemment attardés sur la « captation » politicienne par le prétendu GUN, de la mise en œuvre des réformes urgentes, que même le dictateur avait insinué —lors de sa dernière clownesque mise en scène télévisuelle— vouloir entreprendre s’il lui était donné de rester au pouvoir. Ces mesures urgentes constituaient « l’horizon indépassable » pour tout candidat à la gouvernance dans l’immédiat après-révolution. Un strict minimum d’honnêteté et de bonne foi devrait en principe dissuader quiconque, parmi les actuels gouvernants, d’essayer d’en tirer la moindre fierté injustifiée. Ce qui ne va pas sans nous rappeler, au passage, la devise Nietzschéenne selon laquelle : « Il ne faut se mettre que dans des situations où il n’est pas permis d’avoir de fausses vertus… » (Le crépuscule des idoles). Ceux qui ont annoncé ces mesures n’ont fait que proclamer/formaliser ce que la révolution du peuple tunisien avait déjà accompli. En un mot leur geste est synonyme d’une simple prise d’acte gouvernementale du fait révolutionnaire, et rien de plus.
Mais au-delà de la mise en œuvre formelle desdites réformes préalables, c’est l’esprit dans lequel elles sont engagées qui mérite de notre part la plus grande attention. Contrairement à ce qu’essaye maladroitement de dissimuler CHEBBI & Co, avec une particulière mauvaise foi, l’identité des acteurs importe au plus haut point. Elle implique un état d’esprit ou de rupture ou de continuité, avec l’ordre ancien. La captation par voie de reconversion versus la transformation. Tels sont les termes de la démarcation en cours.
La reconversion dont il s’agit est double : reconversion des serviteurs de l’ancien régime en « concepteurs/réalisateurs » de la transition démocratique ; et reconversion d’une partie de l’opposition « légitimante du GUN » en « partis de gouvernement » qui n’est autre en réalité qu’une cinquième colonne du « tassement » de la révolution.
En effet, pour les uns (les forces révolutionnaires et apparentées) il s’agit avant tout d’affirmer haut et fort la volonté de changement radical via une rupture non seulement organique mais aussi —peut être surtout— symbolique (dans le sens sociologique et psychanalytique) avec l’ancien régime et tout ce qu’il représente.
Pour les autres (les réformateurs patentés —PDP, ATTAJDID—, à ne pas confondre avec les réformateurs raisonnés —le FDTL et l’UGTT), il s’agit avant tout de « prendre place » coûte que coûte et aussi rapidement que faire se peut, dans le dispositif de transition en vue de se faire largement connaître —mass-médias aidant— auprès des Tunisiens (ce qui est légitime en soi), et surtout de prouver aux traditionnelles grandes puissances alliées de l’État tunisien (l’administration américaine et la France essentiellement) leur « sens de la responsabilité » de la « mesure » et de la « modération ». Ce qui doit être traduit par ceci : la Tunisie vous restera on ne peut plus fidèle et le changement ne sera nullement un chamboulement ; il ne dépassera pas, rassurez-vous, un certain seuil qui pourrait favoriser la résurgence de l’islamisme radical, ou ressusciterait le communisme. Nous sommes, les entend-on presque dire, votre vraie soupape de sûreté contre tous les risques de déviation « populiste » qui ferait basculer la Tunisie dans le camp des « ennemis de l’Occident ».
Prendre conscience de ces enjeux géostratégiques nous aide à identifier clairement les lignes de démarcation entre les deux blocs actuellement en gestation sur la scène politique tunisienne.
Le statut de la Tunisie dans l’échiquier régional et international a toujours été défini sur la base de ce que l’on pourrait appeler « La Doctrine Bourguiba » ; grosso modo, la Tunisie alliée sûre de l’Occident. Il s’agit là d’un choix non seulement pragmatique, mais aussi idéologique reflétant la conception que se faisait Bourguiba de la modernisation. L’Europe étant perçue comme étant non seulement Le siège par excellence de la puissance (militaire, scientifique, technologie, et politique), mais également La source exclusive de la rationalité et des lumières dont a besoin la Tunisie pour se construire…
Le régime de Ben Ali n’a fait que jardiner, tout en les caricaturant, ces choix stratégiques réfléchis. Il en a fait son fonds de commerce, « moussé » à souhait, pour asseoir sa domination sur le peuple tunisien. À ce propos, s’il est un reproche à faire aux « occidentaux » ce serait celui d’avoir cru, avec une naïveté feinte, aux mensonges éhontés du régime de Ben Ali en ce qu’il serait un « rempart contre l’intégrisme-terrorisme », et de n’avoir à aucun moment accrédité, un tant soit peu, les « thèses » des défenseurs des droits humains et de l’opposition tunisienne concernant la nature dictatoriale-mafieuse du régime.
C’est le souci de préservation de ce « pré-carré », minuscule fut-il, contre toutes les éventualités imprévisibles et incontrôlables, qui a fait que la France ait pu continuer à soutenir jusqu’au bout le dictateur déchu. C’est comme si elle était ligotée, incapable de croire ou même d’admettre la possibilité d’un après Ben Ali.
Quant aux Américains, incomparablement plus pragmatiques, ils ont in extremis pris la réelle mesure de l’irréversibilité du changement en cours, et en ont immédiatement tiré la conclusion, la seule, qui s’imposait, à savoir le lâchage de celui qui a toujours été sourd et imperméable à leurs « préconisations », et qui était sur le point de leur faire perdre un allié précieux dans le Maghreb et la Méditerranée. Le dictateur, dans un acte volontariste désespéré, avait tardivement montré patte blanche à ses maîtres de la Maison-Blanche, mais alors il était trop tard. Il lui a été, donc, infligé conséquemment le châtiment réservé aux dictateurs qui refusent de « jouer le jeu » en temps utile, c'est-à-dire passer « le relai » et permettre la transmission —et non plus la transition— du pouvoir « dans des conditions normales » à un autre futur dictateur, moyennant les classiques réformettes politiques homéopathiques…
La peur panique instantanément intériorisée par les Américains (encore une fois, en opposition avec l’incommensurable « aveuglement » français) portait, justement, sur cette « ouverture » sur l’inconnu. L’oncle Tom n’aime vraiment pas que les choses échappent à son contrôle, et il est capable de prouesses acrobatiques pour reprendre les choses en main.
L’armée tunisienne, qui a été l’objet du plus grand mépris de la part du dictateur déchu, qui l’avait réduite en nombre (40 000 contre 140 000 policiers), en budget, en influence et en prestige, ne pouvait donc que « faillir » à la fidélité qui lui était exigée de la part de Ben Ali.
La chute du dictateur étant alors imminente, il fallait rapidement passer au plan « B » et mettre en place un dispositif gouvernemental, soutenu il va sans dire par l’armée, et qui rattrape la loupée de « transmission de pouvoir » qu’a fait bêtement avorter le dictateur par son obstination stupide à vouloir se maintenir coûte que coûte à la tête de l’Etat.
Le GUN (Gouvernement d’Union Nationale) de GHANNOUCHI & Co est l’outil de ce rattrapage. La recomposition se faisant autours du « noyau dur » qu’est le RCD recyclé (non plus instrument de coercition, mais vecteur de changement démocratique), de l’armée (réhabilitée en tant que « sauveuse » et gardienne de l’ordre républicain), de « l’opposition démocratique récupérable » (faire-valoir d’une « transition démocratique » acceptable par les bailleurs de fonds de la Tunisie…), et quelques figures responsables et « fréquentables » de la « société civile » (M. BOUDERBALA et Mme TLATLI).
C’est ce « savant dosage », concocté par qui on sait (la visite de trois jours, en Tunisie, du sous-secrétaire d'Etat américain pour le Proche-Orient, le sinistre Jeffrey FELTMAN, est à même de convaincre les plus sceptiques), qui fourni au GUN cette apparente assurance dans son acharnement à se maintenir aux « commandes transitoires » de l’Etat. Le RCD est loin d’être défait et ses réseaux tentaculaires n’attendent que le moment propice pour revenir « rénové » et débarrassé de ce qui l’avait « souillé à l’insu de son plein grès » ; l’armée « sage et raisonnable » bénéficie de l’appui de tous « les amis » de la Tunisie (USA en tête) et fait brandir savamment les menaces du désordre, d’anarchie, d’instabilité, du crime organisé par les bandes armées « qu’on a vu sévir » à titre d’exemple menaçant ; les représentants de « l’opposition démocratique » (ATTAJDID et PDP) remplissant parfaitement leur rôle légitimant… et les régimes arabes demeurant à l’abri de la contagion.
Poussons plus avant les implications de ces considérations géopolitiques pour essayer de comprendre ce que l’on veut dire exactement par « ouverture sur l’inconnu ».
Afin d’empêcher que la Tunisie ne puisse, justement, « s’ouvrir » à d’autres perspectives que celles permises par les puissances tutélaires, on lui appliquera la « règle » du tiers exclu : deux choix, pas un de plus, s’offriraient aujourd’hui aux tunisiens :
Celui, tout d’abord, pragmatique s’inscrivant dans le droit fil de la « doctrine Bourguiba » et qui confortera les Américains et leurs alliés dans leurs choix stratégiques afférents au monde arabe, dont la contrepartie sera le renforcement (peut être même le doublement) des aides américaines et européennes à destination de la Tunisie.
Celui, ensuite, chauviniste-belliqueux, rompant avec la traditionnelle allégeance tunisienne à l’« Occident », et qui ferait de la Tunisie un allié probable de l’axe Iran – Syrie – Hezbollah. Les conséquences se déclineront ici en deux temps : celui de l’intervention de l’armée tunisienne pour imposer le respect de ladite « doctrine » avec, le cas échéant, le soutien « des voisins arabes », et au cas où celle-ci échoue (il faut parer à toutes les éventualités y compris les plus invraisemblables), recourir à « la preuve par Gaza » : l’asphyxie économique et politique de la Tunisie. Le tout pour faire comprendre aux « radicaux » que ce choix serait purement et simplement suicidaire.
C’est, vous l’avez compris, la reproduction subconsciente —à l’heure de la mondialisation capitaliste— du conflit (discorde) « BEN YOUSSEF / BOURGUIBA » qui avait éclaté, souvenez-vous, la veille de l’obtention par la Tunisie de l’autonomie interne (1954). Avec tout de même cette différence de taille que l’actuelle « discorde larvée » est —en tout cas jusqu’à présent— dépourvue d’identifiants personnels. On n’a toujours pas l’équivalent des deux grands leaders du mouvement d’indépendance nationale.
Sommes-nous véritablement contraints de suivre exclusivement un de ces deux « chemins » ? Nous ne le pensons pas. La frêle révolution des AHRÂR tunisiens peut se frayer une tierce voie altermondialiste non-belliqueuse soucieuse en premier lieu de construire l’Etat de droit démocratique qui se déclinera sur le mode d’un double nivellement : vers le haut s’agissant des droits civils, culturels, politiques, économiques et sociaux, des citoyens libres et égaux ; et vers le bas s’agissant de l’Etat qui doit scrupuleusement se soumettre à la loi et au droit. Elle doit en second lieu adopter fermement une posture critique à l’égard de l’ordre mondial ultra-capitaliste et hyper-individualiste en se rangeant sans ambiguïté du côté de ceux qui luttent pour davantage de justice et d’égalité dans les rapports internationaux, en particulier Nord-Sud.
Ni les américains, ni a fortiori les français, n’ont aidé (c’est tant mieux d’ailleurs !) le peuple tunisien à accomplir sa révolution. Obama a certes pris clairement position en temps relativement utile (en comparaison avec le sinistre gouvernement Sarkozy qui, le 11 janvier 2011, a proposé « généreusement » par la voix de sa ministre des affaires étrangères, rien moins que de prêter main forte à la dictature en vue de mater « proprement » la révolte grandissante) en faveur « des légitimes aspirations à la liberté du peuple tunisien », mais cela ne dédouane guère les USA de 23 ans de soutien inconditionnel à la dictature. Versons-nous dans le ressentiment, en disant cela ? Pas le moins du monde. Ce qui nous intéresse, en tant que tunisiens fraichement libres, c’est surtout l’avenir. Un avenir affranchi de la tutelle ou de la suzeraineté de qui que ce soit. Autrement dit, notre libération n’est pas (et ne doit pas être perçue) comme dirigée (agressivement) à l’encontre de l’Autre, mais, en empruntant le langage foucaldien, soucieuse de soi.
Une « voie médiane » (comme aiment à le dire les taoïstes) transcendant le clivage précédemment identifié, est donc possible. Les « amis » de la Tunisie —gageons qu’ils l’aient enfin compris— n’ont nullement besoin d’assurances ou de garanties que certains s’en autoproclament les « fournisseurs ». Ils se doivent, par contre, de faire « pénitence » en accordant leur « confiance » au devenir autonome de la révolution tunisienne, laquelle a montré au monde entier, non seulement qu’elle est d’une modernité forçant l’admiration, mais surtout qu’elle est mature et suffisamment dotée de sagesse et de bon sens pour éviter les excès contreproductifs.
C’est pourquoi nous ne pouvons réprimer l’envie de dire ceci, en guise de conclusion : de grâce, « amis de la Tunisie », épargnez-nous le brandissement ridicule de la « goule-armée » qui, sous prétexte de maintien de l’ordre et de remplissage du vide institutionnel, tente d’imposer pernicieusement une laisse invisible au désir de liberté des tunisiens. Et dites à messieurs les ministres du GUN (leur chef autoproclamé en tête) tout autant qu’au Chef d’état major des armées de terre, d’arrêter leurs gesticulations grotesques au sujet de la restauration dictatoriale comme seule alternative à ce « machin » de GUN… Durant toute sa vie moderne, notre peuple a été traité, au mieux en prodigue, au pire en mineur, alors qu’il vient de prouver de manière étonnante qu’il est on ne peut plus majeur, capable comme le dit Kant de sortir de l’état de tutelle dont il est lui-même (mais aussi avec d’autres… suivez mon doigt) responsable, avec une capacité insoupçonnée —de la part aussi bien de ses bourreaux et leurs amis que de ses propres élites— à se « servir de son entendement sans la conduite d’un autre » (E. Kant : Vers la paix perpétuelle. Que signifie s’orienter dans la pensée ? Qu’est-ce que les Lumières ?, GF-Flammarion, p. 43